Analyse: L'abus dans l'institution militaire chez Kubrick et Herr.

L’abus de l’institution militaire pendant la guerre du Vietnam dans le roman Putain de mort de Michael Herr et le film Full metal jacket de Stanley Kubrick.

Les États-Unis d’Amérique, ce pays où la constitution prévoit des amendements protégeant les droits et libertés de chacun et où l’armée veille à la conservation de l’unité nationale et du bien-être des citoyens, s’imposent mondialement comme un modèle économique et politique exemplaire. Mais dans le volumineux livre de l’Histoire glorieuse des États-Unis se glisse un chapitre sanglant, troublant, gênant : celui de la guerre du Vietnam. À l’aube des années 60, alors que les idées communistes se répandent en Europe de l’Est et en Asie, les Américains craignent un effet domino et sont déterminés à dissuader coûte que coûte toute nation susceptible de se rallier au communisme. Pourquoi le Vietnam, un tout petit pays bordé au Nord par la Chine, à l’Ouest par le Cambodge et le Laos, fut-il la cible des Américains? Les Vietnamiens aux prises avec une guerre civile entre le Nord communiste et le Sud capitaliste, le gouvernement des États-Unis y a vu une porte d’entrée facile à la démonstration de la supériorité du régime capitaliste, en soutenant le Sud. Mais cette bataille a révélé un tout autre dénouement, et une toute autre image des États-Unis. Après la révélation tardive des abus commis pendant cette sombre période, le cinéma et la littérature américaine portent au grand public les horreurs qui lui avaient été cachées. Michael Herr, correspondant au Vietnam, a rédigé son mémoire Putain de mort (1968), à partir de ce qu’il a vu du quotidien des jeunes Marines, leur désillusion, leur folie, comme leur joie et leurs peurs. Son expérience de la guerre et son mémoire, encensé par la critique, lui a valu de travailler avec le réalisateur Stanley Kubrick sur le scénario de Full Metal Jacket (1987). Ce film en deux parties montre la transformation de jeunes Américains en machines à tuer dans les camps d’entraînement, puis en chair à canon sur les champs de bataille vietnamiens. L’objectif de l’analyse de ces œuvres est de déterminer la vision de chacune sur le problème de l’abus dans l’institution militaire de l’époque et de déterminer l’influence du livre sur le film en se penchant sur deux aspects qui leur sont communs : la psychologie des bourreaux et le secret entretenu dans l’institution militaire.

1.   La psychologie des bourreaux

Dans Putain de mort de Michael Herr

Correspondant de guerre sur base volontaire pour le mensuel Esquire lors de la guerre du Vietnam, Michael Herr, alors âgé de vingt-six ans, relatait le quotidien des jeunes enrôlés de l’armée américaine. Il lui a donc été donné de constater leur évolution psychologique au sein de l’institution militaire lors qu’ils étaient confrontés à des scènes de violence. Leur devoir les obligeait à se trouver à la fois spectateurs et acteurs dans une guerre des plus brutales. Dans ces situations, deux types de comportements humains sont généralement notés : soit le soldat démontre une forte sensibilité, soit celui-ci s’insensibilise progressivement à la cruauté. Les soldats sensibles à trop d’inhumanité sombrent dans l’alcoolisme, la dépression, la folie et demandent leur mutation.[1] Bien que Herr fasse mention à quelques reprises de cas semblables, il insiste d’avantage sur le deuxième type de réactions dont les soldats font preuve. L’historien américain Christopher Browning, en étudiant les comportements des régiments SS pendant la Seconde Guerre mondiale, en est venu à un constat démontrant bien ce phénomène chez les combattants : « … des hommes deviennent des bourreaux par apprentissage, par accoutumance et par indifférence croissante à l’humanité des victimes. »[2] Plusieurs œuvres d’après guerre reflètent ce même constat. C’est le cas notamment du roman Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell. Putain de mort en fait également partie. En effet, Michael Herr montre la perte de l’innocence des engagés qui laissant place à l’insensibilité que requiert le devoir de militaire : « Ni l’âge, ni l’expérience, ni l’éducation ne leur était nécessaire pour savoir où était la vraie violence. Et c’étaient des tueurs. Naturellement, que vouliez-vous qu’ils soient? […] cela les remplissait d’obsessions jumelles, la Mort et la Paix, cela les rendait tels qu’ils ne pourraient jamais, plus jamais parler légèrement de ce qu’il y a de Pire au Monde. »[3]. Tout au long du récit, Herr nous fait sentir la dualité qui habitait chacun des engagés, qui les partageait entre le bourreau et la victime. Le correspondant lui-même avait été habité par ce paradoxe, ayant été tenu de prendre les armes.
Ainsi, on explore les deux statuts à travers les personnages présentés dans le récit. D’un côté, on nous montre la vulnérabilité des engagés : «  Je crois que ceux qui disaient ne pleurer que pour les Vietnamiens ne pleuraient vraiment pour personne s’ils n’arrivaient pas à sortir au moins une larme pour ces hommes et ces gosses qui sont morts pour eux ou qui en ont eu leur vie détruite. » [4] De l’autre côté, Herr dénonce les atrocités proférées par ses comparses de l’armée : « Une fois les remparts conquis, une fois franchie l’enceinte, il ne s’y trouvait plus personne sauf les morts qui flottaient dans les fossés et encombraient toutes les entrées. […] Un gros Marine a été photographié en train de pisser dans la bouche ouverte d’un soldat nord-vietnamien en pleine décomposition. »[5] Si de telles horreurs marquent la mémoire et l’imaginaire davantage que le silence, l’auteur ne néglige pas de souligner le voyeurisme comme étant un comportement tout aussi déplorable. D’ailleurs, il ne s’exclut pas lui-même de toute culpabilité, au contraire. Michael Herr, dans son mémoire, avoue ses propres faiblesses humaines et ne prétend pas vouloir faire le procès de l’armée américaine. Il confesse sa propre fascination face à la violence : « J’aurais pu regarder jusqu’à ce que la lumière s’éteigne sans pouvoir accepter le rapport entre une jambe séparée et le reste du corps, ni les positions, les poses que prenaient toujours les corps (…) violemment tordus et projetés dans des cambrures incroyables. »[6] En somme, Herr dénonce essentiellement la tournure inhumaine et les abus qu’a engendrés une immersion aussi draconienne d’innocents dans un environnement hostile et brutal.
            La grande implication morale du correspondant dans les faits rapportés ajoute à l’humanisation des combattants. En effet, le style de Michael Herr pour Putain de mort est très personnel et est caractérisé par l’emploi de la narration à la première personne, plus particulièrement de type intra-homodiégétique. Les dialogues sont le plus souvent rendus de façon directe, et les descriptions sont précises autant que possible. Ces caractéristiques sont propres au courant du New Journalism américain dans lequel s’inscrivent plusieurs mémoires de guerre des années 60. Les mémorialistes écrivent souvent dans un désir de confession de leur sentiment de culpabilité et cherchent à donner un sens aux évènements ou simplement à les comprendre.[7] Herr justifie dans son œuvre les motifs qui l’ont poussé à couvrir la guerre du Vietnam : «  Je suis venu là en raison d’une croyance primaire mais sérieuse, comme quoi il faut être capable de tout regarder, sérieuse parce que je suis passé à l’acte et je suis venu, primaire parce que j’étais ignorant, il a fallu la guerre pour m’apprendre qu’on est tout autant responsable de ce qu’on voit que de ce qu’on fait. » [8] Ce type de discours tenu directement au lecteur rappelle sans cesse que l’œuvre est un mémoire, et non une fiction qui voudrait qu’on s’identifie à l’intrigue. Cet effet de distanciation oblige à se rappeler que les faits édictés sont bel et bien réels et amène à poser un regard critique sur les évènements passés. En ce sens, Michael Herr se sert du mémoire de guerre afin de faire réfléchir sur les abus de l’institution militaire au Vietnam.

Dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick

L’œuvre de Kubrick se déroule en deux temps et deux lieux distincts. D’abord, on suit l’entraînement des Marines au camp de Parris Island, dirigé par le sergent Hartman, un tyran sans pitié, particulièrement envers l’engagé Baleine qui est de nature trop douce et trop faible physiquement pour faire partie des marines. Celui-ci touche à la folie à cause de l’acharnement psychologique et physique ainsi que la discrimination exercée par le reste du groupe qu’a entretenue le sergent. Dans son exclusion, l’engagé Baleine a cultivé tant de haine et une fascination pour la violence telle qu’il en vient à tuer Hartman avant de s’enlever la vie. Puis, le personnage de Guignol (narrateur et personnage central du film) nous transporte à Danang, au Vietnam lors de l’offensive des Nord-Vietnamiens pendant le cessez-le-feu du Têt, puis à Hué où il rencontrera l’engagé Cowboy, un compagnon de Parris Island. Là bas, la réplique américaine a causé plusieurs morts des deux côtés et l’unité de Cowboy et Guignol est attaquée par une tireuse isolée dans un bâtiment. Elle abat trois soldats dont le soldat Cowboy et finalement, alors qu’elle est touchée, elle regarde Guignol en face et lui demande de l’achever. Plutôt que de la laisser là, il accepte d’abréger ses souffrances.
 L’humanité des soldats est un aspect majeur du film Full Metal Jacket. On suit l’évolution du corps des Marines américains du camp d’entraînement jusqu’au champ de bataille. Progressivement, les jeunes hommes sont transformés en machines de guerre, en chair à canon. Ils commencent à prendre conscience de la violence de la guerre dans laquelle ils se voient engagés dès lors qu’ils sont entraînés. Cet entrainement vise essentiellement la désensibilisation des soldats à la violence à laquelle ils seront confrontés, mais aussi dont ils devront faire preuve. Par exemple, le sergent Hartman explique pendant un exercice de tir : « Si votre instinct de tueur n’est pas pur et dur, vous hésiterez à la minute de vérité. Vous ne tuerez pas! Vous deviendrez des marines morts. Et alors là, vous serez dans un monde merdique. Parce que les marines n’ont pas le droit de mourir sans permission! » L’engagé Baleine réagit fortement à ce conditionnement à la violence. L’accumulation des abus psychologiques et physiques qu’il a subis ont réveillé ses pulsions meurtrières et suicidaires. Pour ceux qui tiennent le coup, l’escalade de violence que leur amènera la réalité du champ de bataille viendra peu à peu tester les limites de leur endurcissement.
Or, on peut déceler différents types de bourreaux à travers les personnages de Stanley Kubrick, qui ont chacun leurs caractéristiques psychologiques en réaction à la guerre. Tous les personnages montrent des valeurs et des failles, chacun est à la fois la victime et le bourreau. Certains personnages adoptent une attitude plus passive face à la violence, se montrant indifférents ou encore en entretenant une fascination malsaine pour la violence. L’engagé Guignol, par exemple, dit s’ennuyer à ne pas aller au front à son arrivée à Danang. Puis, quand les bombardements du Têt commencent, qu’il tire sur ses premiers soldats vietnamiens, son regard s’illumine et un sourire nait sur son visage. Seulement, contrairement au soldat surnommé Brute Épaisse, il ne prend pas goût au geste de tuer. Brute Épaisse, sous les ordres de Cowboy alors qu’il était aux commandes de leur division, va jusqu’à désobéir en quittant le groupe et se mettant à découvert, car son goût de vengeance et de mort ont surpassé son instinct de survie. Le comportement de Guignol est donc plus près du voyeurisme et celui de Brute Épaisse, plus près de la cruauté, mais pratiquement tous les personnages sont placés au même niveau, quelque part entre les deux. D’ailleurs, la première scène du film, la tonte des cheveux et le revêtement de l’uniforme, suggère qu’à leur entrée dans l’armée, chacun d’entre eux aura la même valeur aux yeux de l’institution militaire. Les soldats sont alors eux aussi victimes de déshumanisation. Deborah Harrison explique, dans un article paru dans Criminologie, que « les aspirants échangent leur ancienne identité pour l’uniforme, la coupe de cheveux et les tâches journalières de l’armée. Ils sont humiliés, privés de leurs droits, et dépouillés des réalisations de leur vie antérieure en se faisant répéter continuellement que rien de ce qu’ils ont fait avant le camp d’entraînement n’est important. »[9]  En d’autres mots, les citoyens deviennent des armes à la propriété de l’armée américaine.

Tirée de Full Metal Jacket - 1987

L’uniformité du corps des Marines et le climat froid et hermétique de la guerre est rendu de façon esthétique par Kubrick par des procédés cinématographiques qu’il utilise fréquemment. André Caron, dans son article « Le regard particulier de Stanley Kubrick », qualifie l’amalgame de procédés qu’il utilise généralement comme des marques du réalisme kubrickien[10]. Dans Full Metal Jacket, les plus marquants sont notamment les couleurs ternes et unies du décor, qui donnent l’impression d’enfermement, d’aliénation même, des soldats dans l’institution militaire. Kubrick crée un double effet de catharsis et de distanciation dans son œuvre en usant abondamment de plans subjectifs, et de gros plans, permettant de se sentir plus près de l’émotion des personnages, et joue avec la composition de l’image et de la caméra à l’épaule pour créer l’illusion d’une proximité, d’une participation à l’action. D’autre part, il use de mécanismes de distanciation pour rappeler aux spectateurs qu’il s’agit simplement d’une fiction et qu’il est important d’exercer son esprit critique en regardant l’œuvre. Pour ce faire, Kubrick a recours à la musique pour créer des ruptures de ton, par exemple lorsqu’embarque These boots are made for walking tout de suite après la tension hyper dramatique du suicide de l’engagé Baleine à la fin de la première partie. Kubrick montre aussi les mécanismes de l’univers cinématographique en présentant des caméramans et des images d’interviews simulées avec les personnages du film, qui s’adressent directement au public. Il en est de même lorsque, dans la deuxième partie, on voit une équipe de tournage faire le même long traveling désincarné derrière les tanks et les sacs de sable que ce que la caméra de Kubrick fait en réalité. Cette distanciation que provoque Kubrick par tous ces moyens vient signaler au spectateur l’objectif de dénonciation de l’œuvre et l’appel au jugement critique face aux abus de l’armée américaine.

Comparaison des deux œuvres

La psychologie des bourreaux est développée sensiblement de la même manière dans le mémoire Putain de mort de Michael Herr et le film de Stanley Kubrick, Full Metal Jacket. En effet, dans les deux œuvres, on porte une attention particulière aux soldats démontrant une sensibilité moindre à la violence. Les évènements des récits présentent autant des personnages qui prennent goût à commettre des actes de violence que des voyeurs sans remords. Dans les deux œuvres, l’insensibilisation est progressive et les jeunes soldats perdent leur innocence dans le périple que leur fait vivre la guerre du Vietnam. Or, le regard proposé est le même : l’engagé Guignol et Michael Herr, l’un fictif et l’autre réel, sont tous deux des correspondants de guerre, à la fois narrateurs et personnages centraux. Par ce fait, on note clairement l’influence de la collaboration de Herr au scénario du film de Kubrick.
Cependant, le film apporte une dimension supplémentaire au thème en ramenant l’armée américaine à la base : le camp d’entraînement. Cet ajout au livre Putain de mort, si on le considère comme étant le scénario de départ, vient approfondir le thème de la psychologie des bourreaux en développant d’avantage l’origine de la transformation chez chacun des engagés. Dans cet univers fermé, où aucune présence ennemie ne vient perturber l’instinct et les pulsions des hommes, on observe tout de même une évolution psychologique. Par les méthodes d’entraînement physique extrêmes, par les prières aux armes, les chansons répétées et l’uniformisation de chacun des soldats, on leur inflige un mode de pensée par la force. Ces méthodes d’empressement au combat montrées dans la première partie de Full Metal Jacket met davantage l’institution militaire en cause pour la perte d’innocence des engagés, puisque les scènes se déroulent dans un environnement fermé aux civils et à tout étranger du corps militaire. Le message livré dans l’œuvre de Kubrick est donc plus ciblé que dans Putain de Mort, qui ne pointe pas autant l’armée américaine comme unique responsable des abus de ses soldats et sur ses soldats.

2.   Le secret institutionnalisé

Dans Putain de mort de Michael Herr

Herr a exploré, comme correspondant de guerre, les dessous de l’armée américaine en temps de guerre de façon directe. En partageant à la fois le quotidien du simple soldat et l’intimité des salles de presses, il a relevé plusieurs abus relevant du secret entourant l’institution militaire à plusieurs niveaux. Dans les médias, il relève une désinformation aberrante, et dans le système militaire même, le correspondant dénonce la dissimulation des fautes commises autant par les supérieurs que par les engagés. Dans Putain de mort, Michael Herr montre l’abus du pouvoir des médias et des dirigeants militaires, voulant à tout prix protéger une image de contrôle au détriment de la justice.
Avant 1963, la guerre du Vietnam, pour l’Américain moyen, n’était qu’un conflit dans lequel on combattait le communisme, comme il se le devait. Peu de gens se souciaient de ce qui pouvait bien advenir de ce pays éloigné, et la puissance de l’armée américaine n’était pas contestée. Le président Kennedy, alors au pouvoir, laissait entendre aux journalistes que la pacification progressait, sans jamais évoquer quelles étaient les méthodes de combat : « … le président nie que les conseillers participent au combat, alors même que les premiers viennent d’être tués, tait l’utilisation des défoliants ou l’envoi de chasseurs-bombardiers à réaction […] au fil des mois, la détérioration de la situation sur place n’est pas décrite. »[11] Inévitablement, l’engagement de plus en plus renforcé soulève la curiosité des journalistes et de la population qui voit plusieurs corps des combattants être rapatriés au pays. De plus en plus de journalistes sont envoyés à Saigon ou ailleurs, afin de couvrir des combats et témoigner de la progression réelle des évènements. Malgré les témoins, la manipulation des médias filtre encore beaucoup de vérités gênantes. Herr explique :
Alors que les derniers combats n’étaient pas terminés et qu’on époussetait les victimes, le Commandement a ajouté Dak To à la liste de nos victoires, un geste réflexe appuyé par la presse de Saigon mais pas une fois, pas une minute par les journalistes qui avaient vu les choses à quelques mètres ou même quelques centimètres de distance, et cette ultime désertion des médias rendit plus amer encore un bouillon déjà faisandé. [12]
En taisant les faits, les journalistes souvent manipulés par le gouvernement ou les militaires mêmes participaient à l’ignorance de la population, retardant ainsi la révolte face aux abus qui ont rendu cette guerre tristement célèbre. Mais taire les faits n’était pas la seule manière dont s’y prenaient les médias traditionnels pour protéger l’image de contrôle de l’armée et du gouvernement. Herr raconte dans Putain de mort le déroulement de la célébration d’une conquête :
Sur la rive sud de la Rivière des Parfums on a recruté deux cents réfugiés dans un des camps pour se tenir debout sous la pluie, silencieux et moroses, et regarder monter le drapeau de la GVN (Sud). Mais la corde a cassé et la foule, pensant que le VC (Viêt-Cong) avait tiré dessus, a été prise de panique. (Dans les journaux de Saigon il n’y avait pas de pluie dans l’histoire, pas d’ennui avec la corde, et des milliers de gens avaient acclamé le drapeau.)[13]
L’élaboration de mises en scènes et la manipulation de l’information sont aussi dénoncées dans le récit de Herr. Lui-même étant journaliste correspondant, il blâme l’hypocrisie de sa profession et, par une forme moins traditionnelle de journalisme, expose les abus dont sont capables les médias influents à la solde du gouvernement.
Le correspondant ne manque toutefois pas de souligner la responsabilité des commandants de l’armée à tenir secrètes bien des erreurs pouvant nuire à l’intégrité de l’institution militaire. Evelyn Cobley, dans son étude sur la violence dans la communauté militaire explique que « la culture militaire abonde en anecdotes sur ce thème : dissimulation des fautes du partenaire (enseignée aux recrues dès le camp d’entraînement de base), de celles d’un supérieur et même celles de l’armée en tant que telle, en taisant les mauvais côtés de l’armée pour ne présenter au monde extérieur qu’une image sans défaut. »[14] Le besoin de contrôle de l’armée, dont la crédibilité repose sur l’apparente perfection, cause des évènements comme celui mentionné par Herr dans son mémoire : « L’échec des marines à se retrancher à Khe Sanh, leur absence choquante de protection contre l’artillerie, l’avaient rendu (le général) de plus en plus amer. Il s’est assis calmement, le colonel a présenté le général et la conférence a commencé. […] “ Je suis heureux de pouvoir vous dire que la Route 9 est maintenant ouverte et complètement accessible. ” (Prendriez-vous la Route 9 jusqu’à Khe Sanh, général? Je parie que non.) »[15] Dans cette anecdote bien réelle, l’armée se désengage de sa responsabilité dans la mort de plusieurs soldats en mentant, afin de protéger l’image de contrôle. Les droits humains ne sont pas priorisés dans de telles situations, où on tient secrèts les ratés de l’institution militaire.
Pour illustrer la désinformation et l’absurdité des situations engendrées par le secret institutionnel de l’armée américaine, Herr a recours à un ton très ironique, parfois de pointes de sarcasme humoristique : « On admit à l’époque que beaucoup de nos hélicoptères avaient été abattus, mais on en parla comme d’une lourde perte en équipements comme si nos hélicos étaient des entités sans équipages, qui se promenaient d’eux-mêmes dans les airs et qui, lorsqu’ils s’écrasaient, ne versaient rien de plus précieux que de l’essence. »[16] L'euphémisme et la comparaison entre la valeur du sang qui coule et celle de l’essence créent cet effet d’absurdité, appuyant le souhait de dénonciation de l’auteur à l’égard de telles situations d’abus.

Dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick


"Est-ce que ça veut dire qu'Ann Margret ne viendra pas?"
Tirée de Full Metal Jacket - 1987

Dans l’œuvre de Kubrick, le secret dans l’institution militaire est abordé par le biais du personnage principal, correspondant de guerre, qui doit écrire des articles correspondant aux demandes de son général. Ainsi, le film témoigne du contrôle de l’information par l’armée même. Il est aussi question du besoin de contrôle et de dissimulation des fautes par soucis de l’image impeccable que l’armée doit conserver. L’absurdité du contrôle de l’information des médias est bien évidente lorsqu’apparait le personnage du général dans la salle de presse, au tout début de la deuxième partie du film, au Vietnam, juste avant l’offensive du Têt. D’amblée, il ne prend pas en considération la proposition de l’engagé Guignol de faire un article sur la possible offensive nord-vietnamienne, évènement qui se produira bel et bien, tel que prédit. Il priorise la couverture de la visite d’Ann Margret, une actrice et chanteuse américaine dont il demande des clichés très dégradants. Ensuite, il se lance dans la correction d’articles en aseptisant les termes provocateurs;  par exemple, il exige : « À l’avenir, à la place de Recherche-Destruction, employez les mots Balayage-Nettoyage ». Finalement, il demande à Guignol d’écrire un article dans lequel il inventerait la mort de soldats américains, même si aucun homme n’est décédé, par pur sensationnalisme. Dans cette scène, la négligence provient de l’institution militaire strictement dans son implication dans le contrôle des médias. De cette façon, l’armée abuse non seulement de la liberté d’expression des journalistes, mais elle maintient la population dans l’ignorance, en la gavant de futilités.
Par ailleurs, dans la première partie de Full Metal Jacket, on aborde subtilement la question de la dissimulation des fautes au sein de l’institution militaire. On représente ce phénomène alors que les soldats sont encore en camp de formation. L’engagé Baleine, lors d’une inspection des bagages, se fait prendre avec un beignet fourré dans ses affaires. Le sergent Hartman  dit alors : « L’engagé Baleine s’est déshonoré lui-même et toute la section en même temps. J’ai voulu lui donner un coup de main, mais j’ai fait fiasco. Et j’ai fait fiasco parce que vous, vous ne m’aidez pas! Vous n’avez pas donné à Baleine la véritable motivation. Alors, à partir de maintenant, chaque fois que mon p’tit Baleine fera l’con, moi, c’est pas lui que j’punirai! C’est vous! » Puis il inflige une punition à tous sauf à Baleine, de sorte que chacun sera motivé à dissimuler les erreurs de ses confrères. « La dissimulation en vue d’une perfection apparente débute en camp d’entraînement, où tout le monde est puni pour la faute d’une seule personne »[17] souligne Evelyn Cobley. Cette méthode conditionne les jeunes engagés à veiller aux fautes des autres, car il en est de leur propre intérêt. Plus tard, sur le terrain, ils seront préparés à faire taire les erreurs de leurs commandants.
Dans Full Metal Jacket, le thème du secret est abordé plus spécialement dans deux scènes : celle de la punition collective par la faute de l’engagé Baleine et celle de la salle de presse avec l’engagé Guignol. Kubrick, pour appuyer son point de vue face à la désinformation et au secret militaire, vient valider l’absurdité de chacune de ces scènes par une autre. Baleine, une fois endormi, se fera frapper dans son lit par tous les membres de sa division. La cruauté des autres engagés, rejetée sur Baleine, ne fait qu’empirer la situation puisqu’elle le poussera à des pulsions violentes de meurtre et de suicide. D’un autre côté, la scène de la salle de presse est suivie par celle de l’offensive du Têt, telle que prévue par Guignol. Les dialogues de cette confrontation, rythmés par les questions ironiques, voire arrogantes du correspondant, mettent en évidence le ridicule dans la gestion de l’information. Puis, au un retour à la salle de presse, l’attitude du commandant a changé radicalement quant au sérieux qu’il accorde au dossier. Par ces deux séries de scènes, Kubrick vient dénoncer clairement la désinformation et le secret tenu dans l’institution militaire et les abus qu’ils entraînent.

Comparaison des deux œuvres

Le thème du secret institutionnalisé est proposé différemment dans l’œuvre de Michael Herr et dans celle de Kubrick. Le mémoire insiste beaucoup plus sur cet aspect de l’abus pendant la guerre du Vietnam. Le fait que l’auteur soit lui-même dans le milieu journalistique y joue probablement pour beaucoup. Il inclut, notamment, davantage d’exemples précis et réels, de situations où les médias et l’armée même manipulent l’information : «  Un capitaine des Forces spéciales de vingt-quatre ans me racontait son truc. “ J’y suis allé, j’ai tué un VC et libéré un prisonnier. Le lendemain le major m’appelle et me dit que j’ai tué quatorze VC et libéré six prisonniers. Tu veux voir ma médaille? ” » Ces récits rapportés par Michael Herr ont pour effet d’interroger le lecteur sur la véracité de ceux-ci. L’approche du thème dans Full Metal Jacket, d’un autre côté, laisse davantage comprendre un principe que constater un phénomène. Ne se voulant pas un mémoire, les personnages du film sont entendus comme fictifs, et bien qu’une critique sociale soit véhiculée, on ne s’attarde pas à la véracité des faits tels que présentés.

Conclusion

Il semble évident que le mémoire de Michael Herr, Putain de mort, a influencé grandement le film Full Metal Jacket de Stanley Kubrick. De leur collaboration au scénario du film résultent des thèmes communs aux deux œuvres, la psychologie des bourreaux et le secret institutionnalisé n’en sont que deux parmi d’autres. Seulement, quelques différences dans l’approche de ces thèmes laissent entrevoir la vision toute personnelle des deux artistes. Ainsi Kubrick a privilégié l’illustration des origines de la transformation psychologique des soldats dans les camps de formation. L’encadrement constant des hommes par l’institution militaire suggère dans l’œuvre que les abus qu’ils commettent, tout comme les abus dont ils sont victimes, sont principalement attribuables à l’armée américaine et son système de gestion. Herr, sans la désengager de toute responsabilité, suggère une vision plus large des causes de la désillusion des soldats. Quant au secret entretenu autour des abus et des erreurs commises par l’institution militaire, Herr dresse un portrait plus détaillé du phénomène dans son mémoire que Kubrick le fait dans son film. Le correspondant de guerre dénonce les failles de sa propre profession en notant des exemples concrets de faits vécus, tandis que le réalisateur représente le phénomène au moyen de la fiction, mais au bout du compte, l’objectif commun aux deux œuvres est clairement de dénoncer la grande commotion qu’a infligée le gouvernement américain à sa population par son implication excessivement agressive dans cette guerre anti-communiste. Kubrick et Herr tentent, par l’art, de faire recouvrir la mémoire à ceux qui seraient tentés d’oublier cette sombre période de l’histoire des États-Unis. Mais les guerres contemporaines que livrent les Américains, tel le conflit Israélo-palestinien, sont également la démonstration que les abus du gouvernement et de l’institution militaire, la propagande et le secret qu’ils entretiennent, continuent à ronger la société. On n’a qu’à citer le cas de la soldate Jessica Lynch, transformée en héroïne à la suite d’un complot gouvernemental.[18] Prise dans une embuscade, la jeune femme de dix-neuf ans est menée à l’hôpital Saddam Hussein par des soldats irakiens, où elle se fera sauver la vie, suite à de multiples fractures au bras et au fémur. Alors que les ambulanciers tentent de l’emmener jusqu’à un poste de contrôle de la Coalition pour qu’elle poursuive sa convalescence, un convoi américain, se croyant attaqué par un véhicule piégé, font feu sur le camion d’urgence. Le groupe de communication Rendon Group manipulera les documents vidéo et recueillera des témoignages faussés, faisant passer la soldate pour une héroïne, battue et violée, dans les principaux médias américains. Tant que des abus de cette nature se poursuivront, l’art sera la voix inépuisable de leur dénonciation.

Bibliographie

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[1] E.  HUSSON, M. GUÉNAIRE,  « La vraie histoire des « Bienveillantes » », p. 11
[2] Ibid, p. 16
[3] M. HERR, Putain de mort, p. 113-114
[4] Ibid, p.74
[5] Ibid, p.93
[6] Ibid, p.29
[7] E. COBLEY, « Mémoires/Mémorial de guerre », Études françaises, p.52-53
[8] M. HERR, Putain de mort, p.30
[9] D. HARRISON, « La violence dans la communauté militaire », Criminologie, p. 30
[10] A. CARON, « Le regard particulier de Stanley Kubrick », Séquences : la revue de cinéma, p. 31
[11] J. PORTES, Les Américains et la guerre du Vietnam,  p. 77
[12] M. HERR, Putain de mort, p.53-54
[13] Ibid, p. 92
[14] E. COBLEY, « Mémoires/Mémorial de guerre », Études françaises, p.37-38
[15] M. HERR, Putain de mort, p.155
[16] Ibid, p.200
[17] E. COBLEY, « Mémoires/Mémorial de guerre », Études françaises, p. 38
[18] Réseau Voltaire, « Jessica Lynch, héroïne de propagande », En ligne, [s.l.], 2004